Le budget de l'Etat Islamique s'est réduit de moitié entre 2015 et 2016

Cela fait plus d'un an que les Russes sont engagés dans la guerre civile syrienne, quatre ans que les Etats-Unis, les Kurdes, l'Iran, l'armée syrienne et l'armée irakienne luttent contre l'Etat Islamique (EI) en Syrie et en Irak, et l'EI est toujours là. Même s'il a perdu la moitié de Mossoul, Al-Bab et des milliers de km² de désert syrien dans les dernières semaines. Cependant, un intéressant rapport vient de publier des estimations assez précises du budget de l'EI et de son évolution depuis 2014. Les bombardements et les reconquêtes en Syrie et en Irak servent à quelque chose : la santé financière de l'organisation terroriste est en péril, ce qui remet en cause à court terme sa pérennité territoriale.

 

Le rapport de l'ICSR (Centre international pour l'étude de la radicalisation et de la violence politique, basé au King's college à Londres) a été publié et analysé par le blogueur russe influent Colonel Cassad, dont le blog est le cinquième le plus vu dans la sphère LiveJournal russe - un écosystème de blogs très important en Russie, alors qu'en France, les systèmes Overblog, Skyblog ou encore Wordpress sont nettement plus connus. Le rapport peut être consulté en anglais.

 

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L'EI a perdu 62% de son territoire depuis mi-2014 et la moitié de ses revenus

 

Le rapport s'intéresse notamment aux recettes budgétaires de l'EI. Celles-ci sont divisées par types : taxes et impôts prélevés sur les populations conquises, revenus du pétrole, ceux liés à la vente d'esclaves, trafic d'antiquités, donations depuis l'étranger, trophées de guerre et réquisitions. A ce sujet, il n'y a quasiment pas de données budgétaires quant aux donations depuis l'étranger, au trafic d'antiquités et au trafic d'esclaves.

 

En 2014, le budget de l'EI était estimé entre 980 et 1780 millions de dollars, grâce à d'importantes conquêtes territoriales qui ont amené près de 500 à 1000 millions de dollars en trophées et réquisitions, 300 à 400 millions de dollars en impôts divers et de 150 à 450 millions de dollars via le commerce des produits pétroliers. En 2015, le budget de l'EI a globalement augmenté, l'ICSR le place dans une fourchette allant de 1035 à 1700 millions de dollars. Le commerce pétrolier a apporté 435 à 550 millions de dollars de revenus - notamment grâce aux achats massifs de la Turquie, via la famille de Erdogan, et les impôts ont considérablement augmenté - de 400 à 800 millions de dollars - au détriment des réquisitions, plus difficiles à supporter sur le long terme par la population conquise.

 

Cependant l'entrée en guerre de la Russie et les importantes reconquêtes territoriales opérées en Syrie et en Irak par les Kurdes et l'armée irakienne, en 2016, ont fait considérablement baisser les moyens de l'organisation terroriste. La destruction d'une grande partie de son infrastructure pétrolière en Syrie et la reprise de nombreux gisements pétroliers en Irak ont baissé les revenus liés aux hydrocarbures à 200-250 millions de dollars. La perte de territoires et les défaites militaires ont fait dévisser le produit des réquisitions et prises de guerre à 100-190 millions de dollars.

 

Quant aux produits fiscaux, ils ont été divisés par deux, et s'établissent dans une fourchette allant de 200 à 400 millions de dollars ; l'EI a notamment perdu le contrôle du transit de marchandises vers la Turquie, avec la perte de Jarabulus et de Shaddadi dans le nord de la Syrie, de Sinjar et du point-frontière d'Al-Walid dans le désert d'Anbar en Irak. La perte de grands centres urbains comme Fallujah (mai 2016) et de la partie est de Mossoul (décembre 2016 - janvier 2017) n'a rien arrangé. Le budget total de l'EI est estimé entre 520 et 870 millions de dollars en 2016.

 

Sur la même période, par rapport à sa plus grande extension mi-2014, l'EI a perdu 62% de son territoire en Irak et 30% en Syrie. Cela ne prend pas en compte les récents succès de l'armée irakienne au sud-ouest de Mossoul, des Kurdes au nord-est de Raqqa et au nord-ouest de Deir-ez-Zor, de l'armée syrienne, de l'armée turque et de l'armée syrienne libre au Sud et au Nord de Al-Bab à l'Est d'Alep. Après 105 jours de combats, des centaines de frappes aériennes et au moins 400 civils tués, le nœud urbain d'Al-Bab, Bzaa et Qabasin vient enfin de tomber ces 23 et 24 février, l'EI s'étant retiré plus à l'est devant la menace kurde sur Raqqa et syrienne sur le reste de la province d'Alep que l'organisation terroriste contrôle encore.

 

Les revenus liés à la vente d'esclaves et à l'enlèvement de civils pour rançon restent assez similaires sur toute la période, à raison de 30 millions de dollars de moyenne en 2014, et 20 millions en 2016. L'EI a notamment enlevé des femmes yézidies au nord de l'Irak pour qu'elles soient vendues comme esclaves sexuelles à ses combattants syriens et irakiens. Ces enlèvements visent aussi les chrétiens assyriens, et dans une moindre mesure les kurdes. Il y a aussi très régulièrement des enlèvements de civils arabes, y compris dans des régions où l'EI n'est représenté que par quelques groupes armés qui s'y sont affiliés (Sud de Damas, vallée de Yarmouk dans la province de Deraa en Syrie), ou par des groupes armés mobiles - des katibas, comme en Algérie au moment de la guerre civile d'indépendance - qui opèrent notamment dans le désert irakien (province d'Anbar...).

 

Cependant, une évolution reste assez nette de 2014 à 2016 : si en 2014 la moitié du budget se formait grâce aux réquisitions et prises de guerre, ce n'était plus qu'un cinquième en 2015 et près d'un quart en 2016. Le kalifat a en effet constitué des structures de gouvernance quasi-étatiques et mis l'impôt islamique au centre de son budget - il représente un quart des revenus en 2014, mais près de la moitié (44 et 43% respectivement), en 2015 et 2016.

 

 

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Le business model de l'EI en péril, mais ça n'arrêtera pas les attentats

 

L'ICSR estime qu'il « demeure impossible de savoir de combien d'argent dispose l'EI (...) Cependant, en trois ans le budget de l'EI a diminué de moitié. L'EI ne semble pas avoir créé de nouvelles recettes capables de rattraper celles qui ont été perdues. Si les tendances actuelles continuent, le « business model » de l'EI va bientôt s'effondrer », relève l'Institut, qui affirme que « la prise de Mossoul, capitale économique du Kalifat, va porter un nouveau coup dur significatif aux finances de l'EI ».

 

Cependant, l'institution prévient : « Le déclin des revenus de l'EI n'aura pas d'effet immédiat sur la capacité de l'EI à faire des attaques terroristes hors de son territoire », notamment, en Europe. « Il faudra faire d'autres efforts importants pour s'assurer de la défaite définitive de l'EI ». D'autant que les candidats aux 72 Vierges ne manquent pas. Bien que l'EI s'est accordé pour se retirer d'Al Bab sans effusion de sang, et rendre la ville à l'armée syrienne libre soutenue par les Turcs, plusieurs jusqu'au-boutistes sont restés. Ce 24 février, l'un d'eux a conduit son véhicule bourré d'explosifs dans une foule en liesse qui fêtait sa libération à l'entrée Ouest de la ville : le bilan provisoire fait état de 40 morts.

 

 

Deir-Ez-Zor, laboratoire de la « relance » fiscale et militaire de l'EI

 

Des évolutions inquiétantes qui se produisent aux alentours de Deir-Ez-Zor, signalées par des sources locales, méritent qu'on s'y arrête. A travers la frontière syro-irakienne à Abou Kamal (au sud-est de Deir-Ezzor) et le désert à l'ouest de Mossoul, plusieurs milliers de combattants irakiens de l'EI ont rejoint la Syrie voisine, accompagnés par des officiers et des cadres supérieurs de l'organisation.

 

Deir-Ez-Zor n'est pas seulement proche des forces importantes de l'EI encerclées entre Mossoul et Tell-Afar (7000 hommes selon diverses estimations). C'est aussi une vallée urbaine importante, de Raqqa jusqu'en Irak, et elle dispose d'importantes ressources pétrolières, gazières et aquifères.

 

Tenir Deir-Ez-Zor permet aussi d'envoyer rapidement des forces importantes vers l'Est de la province de Homs en Syrie (Palmyre), le Kurdistan tout proche (barrage et base aérienne de Tabqa, Markadah au sud de Shaddadi), et l'est peuplé et paysan de la province d'Alep (Al-Bab est perdu, mais il reste encore Deir-Hafer plus au sud et Maskanah plus à l'est, ainsi que l'usine de pompage des eaux de l'Euphrate, qui alimente Alep et une grande partie de la province). Bref, l'EI peut garder à la fois le contrôle sur les ressources et son pouvoir de nuisance, donc de puissance.

 

Les combattants venus d'Irak se sont installés dans la région de Deir-EzZor - la ville est coupée en deux, l'armée syrienne occupant la base aérienne et une partie de la ville, en deux enclaves encerclées qui se battent dos au mur, soutenues par un pont aérien et d'importantes frappes syriennes et russes. Des sources locales, y compris le média pro-rebelle « Deir-Ez-Zor 24 », signalent ces dernières semaines un accroissement des réquisitions de maisons qui appartiennent aux civils qui ont préféré fuir les frappes aériennes incessantes, les persécutions de l'EI et la charia.

 

De nombreuses réquisitions ont ainsi eu lieu à Mayadeen, Abu Kamal, Muhassan, Subaykhan, Busayrah, al Asharah, toutes des villes situées sur le cours de l'Euphrate entre Deir-Ez-Zor et la frontière irakienne. Les maisons réquisitionnées ont été distribuées aux combattants de l'EI venus d'Irak, ainsi qu'aux nouvelles recrues de l'organisation - en forte baisse depuis l'Europe, moins depuis le Maghreb, le Caucase et l'Asie centrale. Par ailleurs, Abu Kamal connaît en ce moment une importante augmentation de sa population, ce qui provoque un début de famine pour les civils, les denrées de première nécessité dont le pain s'étant considérablement renchéries, et l'EI pratiquant des réquisitions alimentaires massives.A Deir-Ez-Zor même, ainsi que Mayadeen et Abu Kamal, l'EI est aussi revenu à l'impôt forcé, en s'attaquant notamment aux commerçants, qu'il fait déménager de marchés en marchés (les bijoutiers sont obligés d'aller au marché aux textiles, ceux du marché aux textiles dégagent vers le marché aux légumes, et ainsi de suite) tout en leur faisant payer de force un « zakat » (impôt islamique) qui, selon des sources locales, a considérablement augmenté. Ce qui signifie que l'EI n'est pas seulement aux abois, mais qu'il reconstitue une structure forte autour de Deir-Ez-Zor... cela va nécessairement compliquer la tâche à l'armée syrienne encerclée et aux Kurdes qui avancent à marche forcée dans le désert au Nord-Est de l'Euphrate (1660 km² et 39 localités libérés en une semaine).