Jungle de Calais : une victoire à la Pyrrhus pour Hollande ?

Lundi 24 octobre, le premier jour du démantèlement de la « jungle » de Calais s'est déroulé avec plus de calme que prévu, et 2318 migrants - dont 400 mineurs - éloignés vers près de 80 centres d'accueil et d'orientation (CAO) sur tout le territoire. Ce mardi matin, alors que la démolition des cabanes de fortune a commencé, l'évacuation se poursuit, avec 1056 personnes qui ont quitté Calais dans la matinée. Cependant bien des incertitudes pèsent sur l'opération et son utilité, entre la pérennité des CAO, l'éparpillement des migrants - y compris ceux qui sont montés dans les bus - et l'impossibilité politique de traiter la problématique des migrants à la racine.

 

Si l'Angleterre s'est réjouie du démantèlement de la jungle - et a versé une aide de 40 millions d'€ aux autorités françaises pour qu'elles finissent le travail - nombre d'associations dénoncent l'impréparation de l'opération. Nombre de CAO ont été créés dans la hâte, suscitant inquiétudes - comme à Chardonnay, où le CAO accueillera 50 migrants, principalement soudanais, pour 200 habitants - et hostilités. Partout en France, de Saint-Brévin (Loire-Atlantique) à Gussignies (Nord), d'Allex (Drôme) à Forges-les-Bains (Essonne) où le CAO a été tout simplement incendié, de Pierrefeu (Var) à Béziers où l'implantation du CAO donne lieu à des passes d'armes politiques et juridiques, les oppositions sont nombreuses et fortes.

 

 

Vider Calais : un casus belli pour l'extrême-gauche libertaire

 

Par ailleurs la pérennité elle-même des CAO pose question. « Certains CAO sont pérennisés pour quinze jours voire un mois seulement », affirment ainsi des associations pro-migrants. « C'est seulement un lieu de relais, de répit, après les migrants risquent d'être relâchés dans la nature ».

 

Depuis le début de l'opération policière à Calais - 1250 policiers et gendarmes sont en effet mobilisés - l'extrême-gauche pro-migrants mobilise dans les villes françaises. Le 24 octobre, vers 18 heures, des rassemblements ont eu lieu en même temps à Nantes, Brest, Châteaubriant, Douarnenez, Morlaix et Rennes en Bretagne, Angers, Alès, Digne, Figeac, Paris, Marseille, Grenoble et Poitiers dans le reste du pays.

 

A Nantes, où ils étaient 180 entre 18h et 19h15, derrière deux banderoles «les frontières tuent, la police aussi » et « solidarité avec tous les exilés, non aux expulsions », devant la Préfecture et le monument aux Cinquante Otages, la manifestation a donné lieu à un face à face tendu entre militants libertaires et policiers - de la BAC et en tenue. Quatre personnes ont été interpellées pour vérification d'identité, et l'une d'elle placée en garde à vue. Les militants pro-migrants ont prévu de revenir tous les soirs devant la Préfecture à Nantes, et d'aller manifester vendredi soir à 19h30 leur soutien aux migrants arrivés ce lundi soir à Saint-Brévin les Pins : 35 soudanais, 6 afghans, 5 érythréens et 1 tchadien, tous des jeunes hommes âgés entre 20 et 35 ans.

 

Pour Emmanuelle, « on nous vend ce démantèlement comme une opération humanitaire , le gouvernement parle en effet de «mise à l'abri  ou de prise en charge humanitaire ,  apparemment les choses ne sont pas prévues. Par ailleurs, une fois que les gens seront dispersés, l'organisation collective faite à Calais aura disparu et ils pourront être expulsés individuellement, même si l'OFII assure que les migrants ne seront pas ''dublinés'', c'est à dire renvoyés - en vertu des accords de Dublin - vers le premier pays d'UE où ils sont entrés et ont laissé leurs empreintes digitales. On ne sait pas quelle foi peut-on avoir en ces promesses ». Pour Camille, lycéen nantais, « quand on voit l'expulsion sur YouTube, on a l'impression d'un abattoir. Les gens sont poussés dans des cars, on ne leur donne pas le choix du CAO où on les envoie, ou alors ils doivent indiquer un point sur une carte, c'est rudimentaire et irrespectueux des gens au possible ».

 

 

Les migrants s'éparpillent, à peine sont-ils entrés dans les cars

 

Un autre problème se fait jour : comme c'était le cas lors d'évacuations (partielles) de la « jungle » de Calais les mois précédents, les migrants s'éparpillent. Les chauffeurs qui conduisent les bus signalent que « les migrants se sauvent des bus en cours de route et ce retrouvent éparpillés dans les campagne ! ». Dans certains bus, ce serait ainsi près de la moitié des migrants qui auraient quitté les bus, à peine la première pause faite dans les campagnes franciliennes et picardes.

 

Par ailleurs seule une partie des 6 à 8000 migrants présents sur le site veulent partir dans les cars, il faudra convaincre - de force probablement - les autres, d'autant que des militants anti-frontières et d'extrême-gauche (No Border, etc.) sont venus les épauler et éclairer le démantèlement de la jungle.

 

Et ce, même si le pouvoir a tout fait pour contrôler humanitaires et journalistes présents sur le site : il faut être agréé par la Préfecture, sous peine de 7500 € d'amende et six mois de prison. L'agrément peut par ailleurs être révoqué à tout moment, sous prétexte de « trouble à l'ordre public », une notion particulièrement élastique en droit français, et qui laisse craindre un contrôle étatique des journalistes et humanitaires. Un dispositif qui a vocation à être repris à Notre-Dame des Landes pour empêcher la presse indépendante de travailler en toute liberté ?

 

 

Baisse du nombre des migrants dans la « jungle » en octobre, où sont-ils ?

 

Plusieurs associations humanitaires, dont Help refugees et l'Auberge des migrants effectuent un recensement mensuel des migrants présents sur la jungle. Si en septembre il y avait près de 10.200 migrants sur la « jungle », ils n'étaient plus que 8143 début octobre, et moins de 7000 à la veille du début du démantèlement. Question qui fâche : où sont passés les 3000 migrants qui manquent à l'appel ? Idem pour les mineurs : en octobre, 1291 mineurs isolés étrangers étaient recensés, mais le gouvernement n'en a récupéré que 400 lors de la première journée du démantèlement, le 24 octobre. Où sont les autres ?

 

« Probablement dans d'autres camps, qui sont nombreux à Calais et autour », estime Gilles, calaisien et riverain malgré lui de la jungle. « Le pouvoir ne veut démanteler que la jungle, les autres camps n'existent pas. Rien qu'à Calais, il s'agissait avant le démantèlement de plus de 1500 personnes, maintenant il y en a probablement plus ». Auxquelles s'ajoutent des camps sur la côte flamande toute proche, à Dunkerque - il y a 3000 réfugiés rien que dans celui de Grande-Synthe, au Basroch, qui est en train de devenir une « jungle » bis, la boue en plus - ou en région parisienne, où les évacuations ne cessent de grossir en nombre (2628 migrants en juillet 2016) sans régler la situation des migrants, qui continuent de s'entasser sous les voies du métro aérien, dans des friches ou des squats, et dont une partie stagne à Paris pour aller ensuite se diriger vers Calais ou les ports Transmanche. A cela s'ajoutent des camps sauvages établis aux abords de tous les ports Transmanche - 30 à Roscoff et une cinquantaine près de Dinard (Bretagne), 100 à 250 migrants dans la Manche, 250 à Caen (en juillet 2016), le chef-lieu du Calvados étant à 15 km du port de Ouistreham, une centaine à Dieppe et au Havre (Seine-Maritime), etc.

 

Côté belge, plus de 1000 migrants venus de Calais ont été interceptés par la police à la frontière depuis août dernier. En Flandre occidentale, ce sont près de 6000 migrants - dont la moitié aux abords immédiats des installations portuaires de Zeebruges - qui ont été interceptés par les forces de l'ordre. Mais, faute de place et d'effectifs, là encore, la réponse judiciaire n'est pas à la hauteur des déclarations d'intention des responsables politiques : seuls six migrants illégaux ont été arrêtés, et... deux condamnés, à six mois ferme et 600 € d'amende.

 

En tout, il y aurait ainsi près de 15 à 20.000 migrants qui s'entasseraient dans des conditions souvent indignes, tant sur le plan humain que sanitaire, le long des côtes françaises, dans l'espoir de passer en Angleterre. Et le gouvernement feindrait de ne voir (et ne traiter) que ceux qui vivent dans la jungle de Calais, soit entre un tiers et un quart du total d'entre eux.

 

 

Les femmes avec enfants autorisées à passer en Angleterre pour vider les camps en France ?

 

Les camps s'organisent souvent selon des logiques communautaires ; ainsi à Grande-Synthe il est constitué à 90% de ressortissants du Kurdistan irakien. Par ailleurs, sous la pression policière, certains camps sont amenés à se vider, comme celui de Norrent-Fontes, 300 personnes sur un champ dans le Pas-de-Calais. L'association Passeurs d'Hospitalités explique sur son blog que « ça fait déjà au moins 3 semaines que les exilé-es du camp de Norrent Fontes se font arrêter en nombre, quotidiennement dans les gares d'Hazebrouck ou de Calais parfois par la PAF (police aux frontières) ou par la police. ça va du questionnaire sur leur identité sur place ou au poste à la prise d'empreintes. Bien souvent ils sont relâchés dans la soirée avec ou sans procès verbal. Parfois ça va plus loin: un Ethiopien a été placé au CRA de Coquelles puis d'Oissel et finalement renvoyé en Italie lundi dernier ». Depuis, le camp se vide, surtout qu'un meurtre y a eu lieu récemment... mais les migrants vont dans d'autres camps, ailleurs dans la région. Rien n'est donc réglé.

 

Pis, l'association Terre d'Errance pointe l'existence d'un arrangement officieux et dérogatoire entre les gouvernements anglais et français qui autoriserait les femmes accompagnées d'enfants à passer en Angleterre. Elles ne représentent tout au plus que 10% des migrants, mais un seul exemple réussi de passage de la Manche donne espoir à des milliers d'autres, et selon l'association, « plus de soixante-dix femmes, dont plusieurs vivant à Norrent-Fontes », auraient déjà bénéficié de cet accord. Qui, sous des bonnes intentions humanitaires, pave l'enfer de la traite humaine et encourage d'autres migrants à venir s'entasser dans le Nord, dans des conditions indignes, dans l'espoir de passer un jour en Angleterre.

 

 

Vider Calais : complètement inutile pour les militants pro-migrants et le FN

 

Alors que la gauche et la droite parlementaire se sont réjouis de l'évacuation de la ZAD, pour le FN, c'est clair, il s'agit d'un coûteux coup d'épée dans l'eau. Brigitte Nédellec, élue du parti en Loire-Atlantique, affirme ainsi « on a vidé Sangatte pour avoir Calais, on vide Calais, on aura autre chose ». Pour elle, « la seule solution, c'est faire comme l'Australie, c'est à dire les renvoyer sur la côte de la Méditerrannée dont ils partent. Recueillir les navires chargés de migrants ne fait que renforcer les trafics et la traite des êtres humains ». L'éparpillement des migrants dès qu'ils sont entrés dans les bus ou dans la région de Calais ne l'étonne pas : « en Allemagne, ils se sont aussi rendus compte que les migrants s'évaporaient dans la nature, à peine sont-ils arrivés dans les CAO. Actuellement, ils se concentrent à nouveau ailleurs dans le nord de la France, et d'ici quelques mois, rebelote ».

 

Sur son blog, Passeurs d'Hospitalités, une association pro-migrants, pointe aussi l'inutilité d'une opération qui se fonde plus sur la politique politicienne que la situation du terrain : « le gouvernement a donc décidé de détruire le plus grand bidonville de France et d'éloigner sa population en quelques jours,  une hâte incompatible avec le respect des droits de ces personnes, pour des raisons de tactique politique - éteindre la polémique lancée par la droite à la rentrée - et d'organisation - éviter que ne se croisent pendant une expulsion encore en cours les personnes qu'on déplace et celles qui continuent à arriver à Calais ou qui reviendront des lieux vers lesquels on les a forcé à partir ». Elle dénonce le «délitement des contre-pouvoirs » et le « rideau qui montre le trompe-l'œil d'une opération humanitaire  pour anesthésier les résistances ».